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Vinko Globokar

PENSER A LUCIANO BERIO....

Tout remonte à l'année 1961. Cet été nous partions avec Jean-Pierre Drouet en voiture pour Bled en Slovénie pour faire danser les touristes au Casino de cette ville, lui au vibraphone, moi au trombone. Arrivant en fin d'après midi à proximité de Milan, Jean-Pierre commença à raconter la tournée de concerts, qu'il fit dans les universités américaines avec Luciano Berio et Cathy Berberian. Cela nous fit penser qu'il faudrait trouver un lieu pour pouvoir passer la nuit. Jean-Pierre téléphona à Luciano, qui à cette époque habitait à Milan, via Moscati 7. Il nous invita à passer la nuit chez lui.
Après nous avoir fait des spaghettis copieusement arrosés de vin rouge, Luciano et Jean-Pierre commencèrent à raviver les péripéties plutôt drôles de cette tournée américaine. A un certain moment Luciano apprit que j'étais tromboniste et que j'avais passé quatre années d'étude de composition avec René Leibowitz. Il nous montra la partition de Passaggio, qu'il était en train de composer en ce moment. C'était un choc pour moi. Je n'avais jamais vu une partition aussi complexe, une calligraphie aussi soignée. Il voulait quelques renseignements à propos du trombone basse, ce qui me permit d'en savoir un peux plus sur la curiosité de cet homme. Il posait plutôt des questions au lieu d'y répondre.
Après une très courte nuit nous partîmes pour la Yougoslavie. A la frontière je m'aperçus que j'avais oublié une de mes valises dans l'appartement de Luciano. Je lui téléphonais pour lui demander de porter ma valise à la gare de Milan et la remettre à une certaine Madame Piquet, pour laquelle je savais, qu'elle voyageait cette nuit sur le même train pour la Slovénie. Ce n'est que plus tard que Luciano me raconta l'épopée nocturne. Le train de Paris arrivait à Milano à trois heures du matin. Quelques passagers descendirent du train, mais pas de madame Piquet. Il se mis à courir le long du train en hurlant «Madame Piquet!!!». Elle s'était endormie; heureusement que ses cris la réveillèrent. Peux après, je lui demandais par lettre que j'aimerais travailler pour quelque temps avec lui la composition. Il me répondit, qu'il était professeur au Mills College en Californie et qu'il m'aiderait à obtenir une bourse, si je décidais de venir aux États-Unis. A cet époque cela m'était impossible, car j'étais devenu musicien de studio à Paris.
En 1964 Luciano quitta Mills College pour s'installer à Berlin pour une année comme invité de la Ford Foundation. Il me demanda d'apporter tout ce que j'avais fait pendant mes quatre ans d'étude avec René Leibowitz. Après une lecture méticuleuse, il me dit simplement : «Des notes, j'en ai trop vu! Pour la prochaine fois apporte-moi un concept où il n'y aura aucune note». J'apportais Plan pour joueur de Zarb et quatre souffleurs, qui fut créé à l'Académie de Berlin où Luciano joua surtout le rôle de metteur en scène. Après ce premier contact, il attendit que je vienne avec un projet. Je voulais écrire une cantate sur un texte de Vladimir Maiakowski en trois langues (russe, slovène et français), trois petits orchestres, trois petites chorales et un récitant, quand même en tout cela faisait un ensemble de 70 exécutants. Pour cette œuvre l'on s'est rencontré peut-être trois ou quatre fois. Chaque fois il ne parlait, que s'il avait quelque chose d'important à me dire. Cette cantate Voie fut créée à la Biennale de Zagreb et c'est à travers elle, que je suis entré aux éditions Peters. Au concert où Plan fut créé, Lucas Foss, compositeur et chef d'orchestre américain, était dans le public. Il venait juste de créer à l'université de Buffalo un ensemble, où chaque instrumentiste était aussi compositeur. Après ce concert je fus engagé dans cet ensemble et partis pour le États-Unis.
Peux après, l'ensemble de Buffalo commanda une pièce de trombone à Luciano, qui habitait alors à Boston. Il désira écrire cette pièce en ma présence et m'invita pendant trois jours dans sa maison. Il composait, pendant que dans la cave on jouait au ping-pong avec sa femme Susan. Rarement il descendait pour poser une question technique. J'ai ensuite créé cette pièce dans la petite salle du Carnegie Hall deux jours avant cette mémorable panne de courant, qui assombrit pendant une nuit la partie est des États-Unis. Cette pièce «Essai pour trombone» devint plus tard la deuxième partie de la Sequenza V pour trombone. Bien avant, Luciano mentionna l'intention de composer une Sequenza pour le tromboniste américain Stuart Dempster. Je n'ai jamais su pourquoi il m'a demandé de créer cette pièce à la BBC et de l'enregistrer ensuite sur disque, car ce tromboniste était le commanditaire.
A cette époque Luciano reçut de la radio française une commande pour une œuvre titrée Laborintus II en hommage à Dante Alighieri. Le texte était écrit par le poète Edoardo Sanguineti, l'ensemble Musique Vivante dirigé par Diego Masson et Luciano étant dans la cabine d'enregistrement. Je cite cet événement car j'ai connu Edoardo Sanguineti par la même occasion, avec lequel nous nous sommes liés d'amitié et avions ensuite collaboré à beaucoup de projets communs.
Pour nouvel an 1964 j'ai invité Luciano dans la maison de mes parents en Slovénie. C'était à Zuzemberk, village désert et enneigé. Luciano composait ou passait son temps avec mon père qui aimait chanter, échangeant des chansons slovènes et italiennes ou faisant la cuisine avec ma mère. La vedette était sans aucun doute Susan. Pour ces rares villageois c'était la première fois qu'ils voyaient une japonaise dans le brouillard de la rivière.
En 1969 Jean-Pierre Drouet, Michel Portal, Carlos Roqué Alsina et moi-même décidions de former un groupe d'improvisation libre. Tous les quatre nous étions très liés à Luciano, qui à maintes reprises assista à nos improvisations. Un jour nous improvisions à Lisbonne auquel Luciano assista. Nous allâmes dîner ensemble où une discussion véhémente sur l'improvisation s'enflamma. Pour le New Phonic Art il y avait quelques règles immuables : «Ne jamais répéter. Ne jamais discuter. Arriver au concert avec ses instruments ad libitum, jouer et ne jamais discuter après le concert de ce qui s'était passé. Au revoir et à la prochaine fois!». Habitude peu commune pour un compositeur habitué à tout contrôler. Un des arguments de Luciano était, que d'être présent à une improvisation de gens qu'il ne connaissait pas personnellement, ne pouvait l'intéresser beaucoup. Par contre, voir improviser un groupe d'amis, cela lui fournissait les clefs pour la compréhension et la réaction musicale de chaque individu ou même de se rendre compte der leur sensibilité, de leur liberté et de leur capacité d'invention personnelle.
La même année il composa pour le New Phonic Art une œuvre, qui fût jouée au festival de Metz. On était drapé de capes noires, assis sur des tabourets roulants, tournant le dos au public et avec un masque grotesque attaché au dos du crâne. Il ne fit aucun commentaire pour le public, aucune explication à nous quatre pour comprendre ce que cet attirail théâtral pouvait signifier. J'ai donc compris cela comme une description d'un groupe de quatre individus individualistes, contenant une psychanalyse restée secrète de nous quatre. D'après mes souvenirs un produit indéchiffrable, troublant.
Dès les années cinquante Luciano admirait le travail théorique d'Henri Pousseur et de ses recherches sur l'invention d'un système harmonique, qui lui permettait de passer d'une manière fluide entre des époques stylistiques différentes dans son œuvre monumentale Votre Faust. Il aida à présenter cette œuvre à Milano. Plus tard Luciano m'expliqua que la première fut un fiasco total à cause de l'incompétence du metteur en scène. Un autre sujet de désaccord fin des années soixante étaient les variations de piano de Frederic Rzewsky sur le thème de «People united», où l'on reprochait à Rzewsky «un chemin en arrière» de l'avant-garde de l'époque. C'est dans un tel climat que naquit Sinfonia. Oser prendre Gustav Mahler comme pilier de réflexion ou faire appel à un groupe de chanteurs de jazz pour chanter ou lire des textes philosophiques était un geste plus que novateur. Sinfonia était née à l'époque des manifestations estudiantines et en fin de compte ne pouvait trouver un terrain plus fertile que cela pour sa propagation.
En mai 1968 Musique Vivante et le Domaine musical s'unirent pour l'unique fois à Paris pour un concert au palais de Chaillot. On avait invité le chœur de la Radio de Zagreb pour donner la première de Traces de Luciano et ma cantate Voie. Au milieu des répétitions tout fut annulé faute de grève générale. Diego Masson eut des difficultés pour ramener les chanteurs à Zagreb. Traces n'a jamais été joué et a même disparu du catalogue Berio chez Universal.
En 1973 le président Pompidou donna le feu vert pour la construction de l'IRCAM. Le hasard voulut que Luciano et moi furent engagés dans cette institution, Luciano comme responsable du département électronique, moi du département de recherches instrumentales et vocales. Dés le début Luciano avait un projet, c'était la construction d'un appareil, qui serait doté de 1044 oscillateurs. Il fit venir Giuseppe Di Giugno pour le construire. Pour l'ouverture de l'IRCAM un grand nombre d'expositions et de concerts furent organisés. Luciano imagina une exposition sur la naissance de la musique électronique et de ses studios. Pendant six années l'on se rencontrait de temps en temps dans l'escalier, mais les circonstances rendaient impossible tout travail interdisciplinaire.
Après la fin du contrat Luciano partit pour Florence où il fonda Tempo Reale. De nouveau le hasard voulut que l'on me proposa à la Scuola di musica di Fiesole prés de Florence un poste où je m'occupais d'analyser, d'enseigner et de diriger la musique du 20ème siècle. Nous nous sommes de nouveau rencontré lors d'un dîné avec Talia où nous avons discuté du nouveau programme que je devais présenter. Il s'agissait de la Symphonie pour instruments à vent de Strawinskij et de la Kammersymphonie de Schönberg.
J'étais en voyage et appris la mort de Luciano la veille de son enterrement à Radicondoli. Je pris l'avion et j'arrivais à temps pour entendre le discours funéraire de Umberto Eco, triste mais aussi plein d'humour et de chaleur comme l'était Luciano.

Vinko Globokar

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Luciano Berio con Vinko Globokar, ca. 1974 (archivio privato).